L’horreur une nouvelle fois, c’était hier.

Il y a des sujets difficiles à couvrir, il y a des moments difficiles à comprendre. Hier, le pouvoir espagnol était au côté des Catalans, aujourd'hui il semble les mépriser. J'étais à Barcelone en Août 2017...

 

Lorsque la mort croise le chemin des vivants... (Photo Arnaud Barbet)

Le deuil est sur tous les visages. C’est la première fois depuis que je marche sur cette avenue des Ramblas que je ressens le silence. Une sensation unique et puissante.

Cette minute a eu lieu, elle me suit partout. L’avenue a été nettoyée. La vie reprend son cours. Seule différence avec les autres jours, le silence. Les gens sont nombreux, les caméras aussi. Les gens sont là pour rendre hommage aux victimes, pour réaliser.

Et les caméras, pourquoi sont-elles là ?

Des fleurs, des bougies, des drapeaux, la Catalogne pleure. (Photo Arnaud Barbet)

Des fleurs, des bougies, des drapeaux, la Catalogne pleure. (Photo Arnaud Barbet)

Je suis toujours déboussolé par ce voyeurisme médiatique post-mortem. Des centaines de caméras, partout, à chaque angle de rue, guettent les pleurs, des uns et des autres, ou, je l’espère, une belle histoire.

J’avance à pas feutrés, lunettes de soleil sur le nez, casquette vissée sur la tête comme si quelque chose allait encore se passer. Mais le ciel nous est déjà tombé sur la tête. Plus tard, on apprendra qu’il est tombé sur une trentaine de nationalités différentes, et peut-être autant de croyances. J’ai la chair de poule. Quel silence !

Ce n’est pas tant les bougies, les photos des victimes ; les images pieuses ; les fleurs ; les petits papiers multicolores ; ce n’est pas tant les condoléances griffonnées dans les larmes, les poèmes déclinés dans toutes les langues, les prières murmurées au pied de ces mausolées de fortune. Non, rien n’y fait, pas même les gens abasourdis, la multitude d’hommes en arme, ceux-là mêmes que j’avais trouvés absents ces derniers jours.

Seul le silence assourdissant m’emporte !

La circulation a repris autour de la Place de la Catalogne. Camions et voitures respectent-ils aussi le deuil, s’effacent-ils devant un tel geste ? Ces engins motorisés ont-ils une conscience ? Peut-être… Je les vois sans les entendre.

 

Les touristes, mais aussi les Barcelonais, ont repris possession de l’avenue. Quelques minutes auparavant, ils avaient scandé leur combat, leur lutte face à la terreur, d’un seul homme la foule avait hurlé "No tenim por !“[1]. Un soulagement. Les Barcelonais n’ont pas peur, la Catalogne n’a pas peur, l’Espagne non plus d’ailleurs.

La mort sur plus de 530 mètres, et pas seulement…

C’est long, 530 mètres. Je les ai faits, comme un pèlerinage, une façon à moi de rendre hommage à tous ces innocents morts pour une cause. Quelle cause ? Je n’en sais rien. Surement l’une de ces causes que l’on s’accapare, pour prétendre avoir une bonne raison d’enlever la vie. Le monde est plein de ce genre de cause.

C’est pour cela que je traverse Las Ramblas, en pensant aux autres aussi. Celles et ceux qui sont décédés dans un bombardement de la "coalition" en Syrie, qui ont explosé dans un marché au Nigéria, qui ont été littéralement fusillés en prenant leur café à Ouagadougou ou celles et ceux qui meurent de violences policières dans nos pays dits civilisés. La liste n’est pas exhaustive et ne porte aucun jugement. Je pense à tous ces innocents qui quittent ce monde sans avoir le temps de prévenir leurs proches, en quelques secondes.

530 mètres, c’est long, extraordinairement long. Je ne compte plus mes pas, je navigue à vue dans l’ivresse de la folie meurtrière. La tristesse m’envahit, quelques minutes, le temps d’une pensée, d’une réflexion sur l’être humain, une locution latine frappe sur mes tempes, "Homo homini lupus est"…

La vie après…

Je m’échappe, un rayon de soleil m’extirpe du silence, je le laisse m’emporter. Je retrouve le calme d’une de ces petites rues témoins des atrocités de la veille, Carrer Nou de la Rambla. J’y aperçois quelques ecchymoses, des rubans jaunes de la police, des vêtements abandonnés dans la cohue. À n’en pas douter la foule a pris le même chemin. J’inspire de tous les pores de la peau, me voilà soulager. J’ai oublié de prendre mon petit déjeuner ce matin. Il est temps.

Un paradis gustatif pour les vivants. (Photo Arnaud Barbet)

Un paradis gustatif pour les vivants. (Photo Arnaud Barbet)

Devant moi, la lumière éblouissante offre une pâleur indécente aux bâtiments. À droite, le Palais Güell et son fameux volatile d’acier, érigé par Gaudi. À gauche, un peu plus loin en direction de Montjuic, une devanture m’interpelle. Sur le bois massif chevauchent de grandes baies vitrées étrangement multicolores. Je m’approche et y découvre une multitude de boites colorées et appétissantes. Des lettres d’or, "Pasteleria-Bomboneria". Tout un programme!

La porte est ouverte. J’oublie le silence des Ramblas. Je dépose un pied, puis deux. Une voix féminine et fébrile me souhaite la bienvenue en catalan. Le silence de Las Ramblas est loin derrière et pourtant il me semble que la vie, ici aussi, s’est arrêtée.

Au plafond un lustre de verre des années napoléonniennes, au sol une céramique d’époque, simple et austère. Des miroirs nous entourent, nous, pauvres pêcheurs, qui par gourmandise sommes entrés dans ce lieu d’abondance. Au-dessus de nos têtes, un bronze de San Fernando nous regarde, nous épie. Ce roi de Castille et de Tolède a lui aussi un passé. Pourquoi est-il là lui aussi ?

Je ne suis pas seul. Sur une petite table de marbre, deux jeunes hommes sont assis, frappés par la grâce, ils partagent quelques gâteaux appétissants tout en murmurant quelques phrases entre chaque bouchée. Je passe devant eux, ils me jettent un regard soupçonneux. Je m’installe sur la table du fond et commande un café "solo", un croissant et un verre d’eau.

San Fernando veille. (Photo Arnaud Barbet)

San Fernando veille. (Photo Arnaud Barbet)

Quelques minutes plus tard, la jeune femme me les amène sur un plateau. Ses mains tremblent, sa voix toujours fébrile, elle semble encore sous le choc. Hier, elle a vécu un cauchemar. Entre les touristes effrayés, les soldats, les policiers, les sirènes hurlantes, et l’ordre de se calfeutrer dans le commerce familial, c’était trop.

Un croissant, un espresso, le calme d'une journée éprouvante. (Photo Arnaud Barbet)

Un croissant, un espresso, le calme d'une journée éprouvante. (Photo Arnaud Barbet)

Sur mon plateau, entre baroque et renaissance, un ange pâtissier me fait un clin d’œil. Façon sympathique d’entamer mon cérémonial du croissant. Était-ce vraiment le jour pour cela ? Tant pis, trop tard. Je découpe l’extrémité et tire délicatement pour y voir la pâte se détacher en tourbillonnant. Je l’approche de mes lèvres déjà disposées à l’accueillir, et la voilà qui disparaît. Il est temps de mastiquer, d’émouvoir les papilles, et de profiter de ce petit plaisir.

San Fernando me regarde avec de grands yeux, devrais-je me sentir coupable ? Après tout, je n’ai ni fait les croisades ni eu la volonté de tuer mes proches dans les derniers jours !

Je n’y avais pas prêté attention auparavant, mais, lorsque je quitte des yeux ce bronze accusateur, un courant d’air vient rafraîchir mes épaules. La demoiselle avait quitté ce paradis gustatif par la porte de derrière, j’étais seul face à ces deux jeunes acolytes. Je les salue d’un signe de tête, ils me répondent par un sourire. J’approche ma tasse de café, en bois une gorgée, l’un deux, le plus âgé, fait de même. Un mimétisme dérangeant. Que veulent-ils ? Le plus jeune continue à marmonner dans une langue qui ne m’est pas étrangère, mais que je ne comprends pas. Une main posée sur un coin de table, l’autre sur un recueil de textes sacrés. Je me mets à trembler. La peur m’envahit sans savoir pourquoi. Nous sommes seuls. Dehors le silence est de retour. La rue est vide.

Ils sont de confession musulmane et je suis victime de ces médias qui chaque jour font l’amalgame. Je baisse les yeux, m’interroge, l’un d’eux m’interpelle et me propose de rompre le silence. Il se présente et me tend une assiette avec le sourire :

- Prenez une Mona de Pascua[2], il n’y a rien de tel pour oublier ce triste jour !

 

[1] Nous n’avons pas peur ! [2] Brioche espagnole fabriquée pour les fêtes de Pâques symbolisant la fin du carême.