François Vidal

Il est 11h, Montréal profite d’un été à rallonge, le soleil réchauffe les cœurs et les corps. J’ai rendez-vous avec François Vidal, artiste peintre québécois installé à Longueuil. Après quelques minutes sur la ligne jaune, puis la verte du métro, je patiente sur un bout de pelouse quelques instants avant de le voir arriver. Cheveux courts, poivre et sel, grosses lunettes et grand sourire, il me hèle de sa voiture. À peine le temps de grimper, que nous voilà déjà partis. Direction, son atelier. Un atelier installé à la Maison Gisèle-Auprix St-Germain, une bâtisse aux desseins sociale et artistique.

François, je le connais, un peu, pas vraiment, une amie commune. C’est l’occasion. J’aime ses dessins. Ses croquis de visage et de nus m’ont toujours titillé. Depuis un certain temps déjà, je le suis sur Facebook. À peine la conversation engagée, il m’interrompt : « Je suis aussi sur Instagram, Twitter, t’as pas vu ! ». Sur Facebook, je voyais ses toiles abstraites, de tailles moyennes ou immenses, j’appréciais la palette de couleur infinie qu’il utilisait, mais moi, les abstraits, j’ai comme, qui dirait, besoin d’un mode d’emploi.

Après avoir trouvé une place pour garer la voiture et quelques mètres à grandes enjambées, chargés de matériels, nous passons la porte de cette bâtisse aux pierres grises ; dévalons un escalier, passons devant quelques portes fermées, droite gauche, stop… nous y voilà. Il avait eu le temps de m’expliquer son voyage à Boston cette fin de semaine, sa participation au Starlab Festival, et son retour dans la nuit. Hyperactif, sûrement !

Un atelier aux murs défraichis, une explosion de couleurs

Passé la soixantaine, cet homme à plusieurs vies. Voilà une quinzaine d’années qu’il  embrasse cette passion à bras le corps, une échappatoire, une résurrection. « Lorsque je suis arrivé dans cet atelier grâce à mon ami Michel Beaucage, mon mentor, je n’ai rien touché. Les bois de structures apparents, les graffitis, la céramique cassée, cela me convenait. Il a juste fallu que je bouche quelques fenêtres, trop de lumière directe. J’avais besoin d’intimité ! » dit-il en souriant. Tout en l’écoutant, je regarde loin devant moi, ses toiles me sautent au visage, une joie, des explosions de couleurs ici et là ; un capharnaüm de métaphores ; un triptyque à terre ; des papiers kraft lumineux s’étripent sur une table, d’autres côtoient le sol carrelé… je reste dubitatif.

L'atelier de François, un lieu de vie et de recueillement. Photo Arnaud Barbet

Pendant que je prends quelques images de son atelier, il file se changer. « Voilà la salopette avec laquelle j’ai commencé, m’explique-t-il, en me montrant son "habit de couleur" ».

François termine son marouflage, un moment délicat où la toile et le papier ne doivent faire qu'un. Photo Arnaud Barbet.

François termine son marouflage, un moment délicat où la toile et le papier ne doivent faire qu'un. Photo Arnaud Barbet.

Ses œuvres sont vivantes, assume-t-il. Aujourd’hui, il travaille l’aspect technique, voire mécanique. Il a déjà déposé de multiples couleurs sur son papier kraft, c’est la première étape. Ensuite, lorsque la peinture est fixée, il s’en empare, y passe de chaque côté un produit dont il a le secret pour finalement le déposer sur une toile en coton. « Produit du Québec », souligne-t-il . Entre temps, par inadvertance, il aura marché sur son œuvre, l’aura peut-être déchirée ou froissée. Je le réprimande avec humour.  «C’est vrai, je ne devrais pas marcher dessus, mais tout est fixé, et puis moi, j’ai le droit. Par contre celui qui achète ma toile, pas sûr que je sois d’accord, ironise-t-il.»

J’adore les combinaisons de couleurs, mais je lui avoue ne pas être un adepte de l’abstrait. Le voilà qui s’insurge gentiment. Comme un enfant qui voudrait partager, il m’offre un mode d’emploi fascinant sur la lecture de cet art. Son vocabulaire s’envole, sa silhouette désarticulée monte sur ses aimables grands chevaux. « Lorsque je peins un abstrait, il y a toute une structure à mettre en place. Tout est déjà pensé. Il y a des lignes de fuite ; des crêtes ; des arêtes ; un point focal ; des aplats, des points calmes ; des points agités, de l’action, je dois amener ton œil où je le désire, mais il n’est pas prisonnier du cadre, il peut s’échapper de la toile », argumente-il, avec de grands gestes devant l’une de ses toiles terminées. Je vais regarder les toiles abstraites différemment, c’est sûr ! 

Certains vont dire de lui qu’il « garroche de la peinture », il dément avec un grand sourire et ajoute, « mon travail est une démarche personnelle, la lecture de l’autre n’est pas forcément nécessaire, mais je vois tout de suite dans le regard de l’autre si la peinture est aboutie» insiste-t-il. Il en profite pour me dire qu’il a apprécié mon silence devant ses toiles, et fait référence à certains visiteurs qui s’obligent à y trouver des formes figuratives. Une lecture à la fois libre et respectable, mais souvent erronée du travail qu’il effectue, semble-t-il.

Devant l'une de ces dernières toiles monumentales, François prend un malin plaisir à me faire croire qu'il a dessiné un petit lapin au milieu de cette explosion de couleur. Photo Arnaud Barbet

S’il lui arrive de travailler plusieurs toiles en même temps, il est aussi capable de prendre du recul. « Chaque tableau a une énergie différente, il faut être prudent lorsque je passe de l’un à l’autre ! » Passionné d’arts martiaux, je l’imagine aisément bondir au-dessus d’un canevas affalé sur le sol, effectué quelques katas face à son dernier projet en souffrance, pour finalement se lover sur son fauteuil, un livre de Guy de Maupassant à la main, une “microbière“ de l’autre, attendant la vibration, qui lui donnera l’élan de finir sa prochaine toile.

Du sombre à la couleur

François Vidal est un rêveur forcené. Génial dans ses croquis dénudés, il aimerait déborder du cadre trop souvent, libéré et structuré dans ses abstraits. Il se remémore les paroles de sa fille avec une petite moue qui en dit long sur sa sensibilité : « Un jour, elle qui me connaissait avant et après la peinture m’a dit : "Papa, tu sembles moins fâché…". Ça prend aux tripes ! » Il faut dire que François a, comme de nombreux jeunes qui ont lâché l’école, un parcours formateur, si l’on peut le dire ainsi.

« À sept ou huit ans, il s’est essayé sur moi, il a mis ses mains partout. Le prêtre m’a embrassé de force, il a mis sa grosse langue chaude dans ma bouche, l’écœurant ! », dit-il avec sarcasme et humour. À l’époque, l’Église catholique était une référence, mais sa mère l’a soutenue lors de cet événement. « Je n’ai jamais revu ce prêtre », dit-il, soulagé. »Aujourd’hui, comme un pied de nez à l’institution, mais aussi pour éviter d’offenser les combattants de la Charte de la langue française, il utilise le latin pour intituler la plupart de ses œuvres. « Au Québec, je ne suis pas certain que les toiles intitulées en anglais trouvent preneurs ! Ma fille expose pour moi à Boston, il me fallait une solution. En latin… "y" peuvent pas niaiser ! », sourit-il.

Sous la pression paternelle, il a très vite quitté l’école pour “une job“. De petits boulots en petits boulots, il se forge une réputation dans le monde de la nuit. Un milieu violent dans lequel il s’est vu mourir. « À cette époque, tu es jeune, tu fais de l’argent, tu traines avec tes chums de gars, tu ne penses pas à l’avenir. Puis, le temps passe, la famille, les enfants, la belle maison, la grosse voiture, et un jour, tu dois choisir. » Il s’inscrit en Art plastique à l’UQAM à 49 ans, répondant à l’un de ces plus grands désirs : « J’ai toujours voulu peindre, quand j’étais adolescent ma mère voulait que je fasse des études, mon père pas du tout. C’était un spécial, lui ! »

Autoportrait, reliquat de sa première année d'université. Photo Arnaud Barbet

À cette époque, sa rencontre avec Doris Savard, artiste québécoise de l’abstrait reconnue aujourd’hui mondialement, lui a permis de prendre conscience de son potentiel. : « Doris est devenue, au fil des années, une amie précieuse et une confidente. Nous avons partagé, en duo, des exercices de dialogues sur toile. Ces séances de peintures étaient un succès. Une symbiose incroyable ! » Il a profité de ses conseils, afin d’effectuer des choix décisifs dans sa démarche artistique. Finalement, je lui montre une toile accrochée dans son bureau, il se met à rire. C’était son premier et unique autoportrait. Un reliquat de sa première année d’université.

Il enchaine : « Mon premier cours avec Nicole Tremblay à l’UQAM, on doit se présenter devant toute la classe ! Elle n’est pas sérieuse ? Je vais dire quoi ?  J’arrondis les coins et “focus“ sur ma passion de la peinture. Et là, c’est la panique. Je rentre chez moi. Osti de fou. Je veux étudier l’art, pas l’histoire de l’art ! » Finalement, il déposera quelques mots sur un carnet offert par son fils lors de sa première journée et qu’il garde précieusement : « Waouh, panique !!! ».

Trois ans plus tard, et quelques railleries de la part de ses bons amis, il obtient son diplôme et part aux Beaux Arts à Paris. Au début, c’était ainsi : « Tu dois être chez vous en bobettes et en botte de cowboy en train de faire des tableaux, crisse de tapette ! ». Il se fait écœurer par ses chums, cumulant les préjugés, les niaiseries, pour finalement poursuivre sa route avec leur bénédiction.

À Paris, il veut tout découvrir. Il partage son temps entre ses cours à l’École nationale supérieure des beaux-arts et ses ateliers à l’Académie de la Grande Chaumière. Aux beaux arts, il remarque l’excellence et s’en amuse : « C’était bien comique, les étudiants dessinaient la ligne parfaite, le muscle seyant et tout le kit. Moi, c’était tout le temps cassé, je brisais mes fusains, je tachais mon papier. Un jour, lors de la pause, un petit attroupement se fait autour de mon chevalet. Les étudiants me questionnent sur ma technique. Le professeur s’approche, prend mon dessin et le montre aux autres en s’exclamant : Voilà ! C’est ça que je veux ! » Un instant inoubliable.

Le fusain et les pastels n'ont plus de secret pour François qui aime profiter de "blitz" artistiques. En quelques secondes, quelques minutes, l'être humain apparaît. Photos François Vidal. 

Au gré des amitiés, certaines rencontres sont plus marquantes que d’autres. Celle avec Hervé Szydlowski est inoubliable. Maître du fusain et des pastels, sa similarité physique et technique du coup de crayon l’interroge : « J’ai toqué à sa porte, il est apparu. J’ai cru voir mon sosie. C’était débile ! En quelques minutes, il a validé mon talent en y apportant quelques retouches, ce fut un honneur et une révélation ! »

Après quelques mois à Paris, il rentre à Montréal, organise son premier vernissage "Passé trouble, présent abstrait". Une autre époque. Aujourd’hui, son image est plus humble, sans fioriture. Il reprend les rênes de sa production qu’il avait laissée un temps à d’autres, honore ses premières commandes, expose ses toiles aux États-Unis, ainsi qu’au Canada. Il espère bientôt proposer une nouvelle exposition faite de marouflages, de couleurs puissantes, d’énergie et d’émotions. Il me salue par ces derniers mots, un épilogue à son art, un conseil avisé : « La langue de bois, ça me fait chier. Moi, je peins. Ma bio, ce n’est pas un poème. Je peins car ça m’a sauvé la vie ! »